vendredi 12 août 2011

Le cri, nouvelle de Maïssa Bey

Le cri, nouvelle de Maïssa Bey


"Attends-moi, attends-moi… " Elle court, mais elle n'arrive pas à rattraper son frère. Il vole presque, dans le sillage d'un cri, sauvage, interminable. Elle court, de la force de ses petites jambes, mais il est déjà loin. C'est qu'il est plus grand qu'elle, il a neuf ans! Et puis c'est un garçon. Il passe son temps à courir avec ses copains, pendant qu'elle joue à la poupée en bas de l'immeuble, toujours à portée de voix et de regards de sa mère.

Elle, elle n'a que six ans. Et puis, elle n'a pas compris tout de suite, elle n'a rien compris d'ailleurs, elle le suit c'est tout, comme d'habitude. Elle voudrait seulement que ce cri s'arrête, que son frère aussi s'arrête, pour l'attendre. Elle a beau l'appeler, il ne se retourne pas. Il ne peut pas l'entendre. Elle n'a pas encore traversé la cour de l'immeuble, étrangement déserte et silencieuse, qu'il est en haut des escaliers comme happé par ce cri dont il a immédiatement su d'où il venait, avant même qu'il ne l'atteigne, elle. Au pied de l'escalier, elle s'arrête. Parce que son coeur bat trop fort. Parce qu'elle ne peut plus respirer et que le cri s'enfle en un trille démesuré. Soudain, elle ne peut plus bouger.

Comme dans ce rêve qu'elle fait souvent, où poursuivie par des êtres sombres et grimaçants, des monstres, elle ne peut s'enfuir. Elle veut avancer mais ses jambes ne lui obéissent plus. Quelque chose de plus fort que sa volonté la cloue au sol et ses pieds, son corps sont retenus par des milliers de fils invisibles. Elle ne peut même pas se débattre, comme paralysée. Une sensation effrayante et familière. Exactement comme dans ses rêves d'où elle se réveille en hurlant et que sa mère sait effacer à force de baisers et de tendresse. Elle réussit enfin à lever le bras. Elle s'accroche à la rampe. Les marches se déforment sous ses yeux tandis que le cri, un instant arrêté, reprend, se module en variations stridentes puis en son articulés mais inintelligibles. Elle finira par les monter ces marches. Elle ne sait comment. Très vite peut-être ou très lentement, une à une. Elle n'en a pas souvenir. Des blancs dans sa mémoire. Mais il est là, devant elle, le visage de sa mère.

Méconnaissable. Lacéré. Larmes de sang. Son corps qui se balance de droite à gauche, tel celui d'un automate détraqué. Ses mains frappant ses cuisses comme pour rythmer cette danse étrange. Ses yeux qui se posent sur elle, sans la voir, sans la reconnaître. Et la petite fille recule, se détourne. Le rêve est trop effrayant. Il faut qu'elle se réveille, qu'elle s'échappe… Déjà, la nuit dernière, quand ces hommes sont venus emmener son père, elle avait réussi à croire, malgré les coups violents frappés à la porte, malgré les cris et les supplications de sa mère, malgré les sanglots et les lamentations de sa grand-mère qui l'avait serrée très fort contre elle pour l'empêcher de se lever, elle avait réussi à croire que ce n'était qu'un rêve, et elle s'était rendormie, bercée jusqu'au matin.

Et puis, le jour venu, on l'avait envoyée jouer dehors, sous la surveillance de son frère, elle n'avait même pas posé de questions, pressentant obscurément sans doute que la réponse viendrait assez vite.

Elle redescend, poursuivie par le cri jusque dans le coin sombre en bas, sous les escaliers, là où elle a l'habitude de se terrer quand elle joue à cachecache avec les autres enfants. Elle s'assoit sur le sol froid, glacé. Se recroqueville toute. Porte ses mains à ses oreilles, en appuyant très fort. Elle ferme les yeux, et essaye, essaye désespérément de tout oublier, de tout abolir. Parce que, même si elle n'a que six ans, elle sait que c'est comme ça la mort, c'est son père qui lui a expliqué un jour. C'est quand on dort au fond d'un trou et qu'on ne peut plus se réveiller. La mort ce n'est qu'un long sommeil et elle veut, elle aussi, mourir un petit peu, comme son père.

Peut-être a-t-elle traversé ainsi des frontières et des frontières, jusqu'au seuil du néant. Elle en est revenue cependant. Elle va rester ainsi. Des heures entières. Jusqu'au soir. On ne la cherche pas. Sa mère ne s'inquiète pas. Et la fillette, frigorifiée, engourdie de douleur et de peur aussi, immobile dans son coin sombre, ne peut pas oublier; elle entend au-dessus de sa tête le bruit incessant des pas. Il vient du monde, beaucoup de monde chez eux. D'autres hurlements feront écho à ceux de sa mère. Et le cri ne s'apaise que pour mieux renaître. Seule, dans sa cachette obscure, la petite fille dont personne ne s'inquiète ne pleure pas. elle a mal, très mal, mais elle ne sait où. C'est dans sa tête. Dans son corps. C'est quelque chose qui s'écoule d'elle. Un peu de son enfance peut-être. Quelque chose qui la quitte. Et cela fait un vide. Cela fait mal. Elle va finir par s'endormir. Les enfants finissent toujours par s'endormir. Et elle se retrouvera le lendemain, elle ne sait pas comment, dans une autre maison, couchée dans un lit qui n'est pas le sien. Non, elle ne sait pas comment, mais ce n'est qu'un blanc, un autre blanc dans sa mémoire.

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