mercredi 24 mars 2010

Rolland Doukhan : Berechit - Denoël - 1991

La folle douleur de la séparation

Joseph Aouate est un Juif de Constantine. Il est très attaché à sa terre natale comme il est profondément attaché à la culture juive, sans être croyant. Il perdra son frère Daniel, sa femme Sarah qu'il adorait et sa fille Ruth âgée de 17 ans qui était toute sa vie. Cette dernière perte sera à la fois un tournant décisif de sa vie et le prétexte pour lui de revenir sur sa vie, celle de sa famille et de sa femme.

Rolland Doukhan jongle avec trois récits : celui de Joseph Aouat qui raconte, celui de Jean Attal/Joseph Aouate qui se raconte chez son analyste et les récits de sa mère. Il réussit là à aller au fond de la vie de Joseph qui démêle les fils de son identité et dit combien la séparation est insupportable. Il dit combien la vie ne nous permet pas toujours d'aller au bout de ses amours. Il voyage de Saint Germain en Laye à Lodz en passant par Constantine qu'il décrit avec tendresse et beaucoup de sensibilité. Becherit signifie le commencement, la genèse au fil des pages le lecteur comprendra de mieux en mieux un tel titre.

La perte de Ruth bouleversera vraiment la vie de Joseph et une grande authenticité se dégage de ce parcourt douloureux. Rolland Doukhan le restitue avec beaucoup de force et émotion sans tomber dans le pathos.

Quelques extraits :

" J'ai traversé l'abîme du Rummel sur le grand pont suspendu, senti le vent qui fait toujours vibrer ses câbles énormes, comme un cyclope qui jouerait avec une harpe géante. J'ai dépassé l'hôpital désuet sous son petit dôme rose, presque rouge, un hôpital-jouet, et j'ai parcouru cette route à travers pins, que les miens empruntaient quand ils conduisaient leurs morts à bras d'homme, vers le cimetière, là-haut sur la petite colline.
... Je suis redescendu dans ma ville, effectivement. Le présent et l'aujourd'hui m'attendaient, ils étaient là, Ka rim et Kaddour, dans un des cafés qui regardent la place de la Brèche à travers leurs grandes vitres de serre. Je dis les noms d'avant parce que je suis d'avant. Pas parce que je ne m'habitue pas. Aussi parce que je ne m'habitue pas. Est-ce si important, après tout ?
... J'ai regardé venir ma ville à moi. Ce n'était pas seulemernt les cahos de l'incertaine Peugeot qui brouillait mes yeux et rendaient flou le paysage. Sacré Vieux Rocher, quand je pense qu'on dit de toi que tu es de pierre... toi qui as les yeux mouillés de me revoir, enfin c'est l'inverse, mais quoi... j'ai bien le droit de m'embrouiller un peu.
Eh oui ! elle est là ma ville. Elle n'est pas là. Elle est là. Elle n'est pas là. Ma ville en pierre, en mauvais goudron, en ordures mal enlevées, en clameurs d'enfants, en sortie d'école ébouriffées. Elle est là. Elle n'est pas là. Quelque chose a bougé, l'image est tremblée, a tremblé. A la place de la rue des Juifs, il y a la photographie de la rue des Juifs.
... Allez savoir pourquoi je reste persuadé que c'est là que je la retrouverai [Ruth], ma fille, enfin, que je comprendrai ce qui n'a pas encore de sens pour moi, aujourd'hui... dans ce temps qui est en arrière de moi, ce temps révolu, passé. Pire, dépassé. Seulement il faudrait le talent du tricheur, lui donner par exemple des mots, un accent qu'elle n'a jamais eus, enfin je voulais dire des idées, des pensées, vous comprenez? pouvoir lui insuffler une nouvelle, une autre vie, mais en même temps la respecter, la projeter vers un demain où elle n'a plus place... La remettre au monde, quoi.
... C'est difficile, Monsieur, de vous faire entrer dans cette ville, dans cette vie qui n'existent plus. Mais comprenez-moi, je ne veux pas dire que Constantine ne se trouve plus en Algérie, non, c'est tout simplement que ma ville à moi a quitté l'Histoire pour mon histoire. Non, non, ne croyez pas à un quelconque retour nostalgique et larmoyant du " rapatrié retrouvant sa rue et sa maison natales " ! non, c'est la vie elle-même, ma vie d'alors, qui recèle le secret de Ruth... "

PS : je tiens à remercier vivement le correspondant algérien (connu grâce à Internet) qui m'a fait parvenir ce livre en signe d'amitié. il m'a écrit ceci en page de garde : " Voilà le livre que j'ai lu depuis mes jeunes et premières années de lecture. Aujourd'hui j'ai compris que la séparation est très dure. "
Atek Saha ya khouya !

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